LA BOUTIQUE : TIRAGES D'ART

Au début de « La langue sauvée », premier volume de son autobiographie, Elias Canetti raconte que sa nounou bulgare le menace de lui couper la langue s’il révèle à ses parents qu’elle voit son amoureux en cachette. Or, si elle lui parle en bulgare, lui parle ladino à la maison et ses parents entre eux l’allemand. Son souvenir le plus ancien : l’amoureux sort son canif, l’ouvre et dit : « Maintenant, on va lui couper la langue ».

Des œuvres magnifiques sont nées de cette expérience intérieure de la langue coupée. Sous deux formes : la double langue des écrivains bilingues ou la langue en moins de ceux qui ne parlent pas la langue que leurs parents parlèrent, poètes dépossédés de leur langue maternelle ou qui s’en affranchissent. Langue fantôme qui revient hanter la parole par un accent. Langue yiddish emportée avec les cendres de la plupart de ses locuteurs. Langues ancestrales négligées, enfoncées dans la terre pauvre et noire qui les a vues naître, langues qui disparaissent, langues muettes. On ne peut pas vraiment dire que les langues meurent. Elles s’oublient, elles tombent les unes dans les autres. 

Il n’y a pas de monolinguisme en art. Chaque artiste crée sa langue avec des bouts de langues sues ou perdues et à partir d’un silence. L’artiste parle pour les êtres à la langue coupée, les aphasiques, les bègues, les sans-voix, les autistes que les mots ont désertés. 

Les mots coupés d’Agnès Thurnauer laissent la fissure béante. On sent des choses qui tombent entre les deux parties du mot, entre les deux pans du tableau, dans la découpe qui isole les panneaux de la prédelle. Qu’est-ce qui s’est perdu dans ce blanc ? Depuis quel silence les mots ont-ils été coupés ? Franchir le vide permettra-t-il de les remembrer ? (…) 

Extrait de l’essai de Thiphaine Samoyault issu de la monographie consacrée aux prédelles de la peintre et sculptrice Agnès Thurnauer.

THURNAUER, Agnès. Prédelles. Textes de Tiphaine Samoyault et Marie de Brugerolle. Éditions Métamorphoses. PARIS. 2022